En Stase
Pierre ne saurait dire si la perle salée qui lui effleure la joue résulte de son insondable tristesse, ou de la soudaine frénésie de son cœur malade, qui semble vouloir lui offrir un dernier soubresaut mémorable, en souvenir du bon vieux temps.
Voilà soixante ans que Pierre en a vu d’autres. Mais jusqu’alors, toutes les fois où la mort avait tenté d’insinuer l’idée de son inéluctabilité dans son esprit, Pierre, gaillard, fort de ses années de terrain à la narguer, elle et ses airs de trouble-fête, n’avait jamais considéré qu’elle était sérieuse.
La mort croyait l’avoir coincé dans les plaines iraniennes, au mitan des années 2030. Il avait fallu négocier et lui offrir d’autres proies en échange. Elle pensait l’avoir débusqué jusque dans les prisons maliennes, au milieu du siècle, cependant que les troupes alliées écumaient le désert pour le trouver en premier. Pierre, intrépide, avait toujours pu compter sur plus fort qu’elle, et refuser ses avances.
Mais la mort insiste toujours, revient à la charge et trouve le moyen de s’infiltrer quelque part. Pour lui, c’est au cœur.
Aujourd’hui, Pierre paye ses années goguenardes, à lui rire au nez.
Aujourd’hui, Pierre meurt.
Les sanglots de Marie n’y peuvent rien, sinon noyer ces dernières étreintes dans un profond chagrin. Il l’aime, sa femme. Cela le peine, de la laisser seule affronter la rudesse du nouveau monde.
« Il est dans un état grave, je suis désolé. Je vais devoir procéder à l’entrée dans la Stase sous peu… »
La médecin n’est pas un drôle. Mais il fait preuve d’un peu d’empathie.
« Hmmm. Numéro de dossier 1998. Stase en formule une journée. Classique. Objet : 27 mars 2021. Rencontre avec Marie Dufleur, née Lamou. A Paris, Jardin du Luxembourg…
Les larmes de Marie redoublent d’intensité. « C’est le jour de notre rencontre… »
« Oui, ma chérie, intervient Pierre, armé de ses quelques forces restantes. Ta robe bleue comme tes yeux, nos premiers mots… »
« Bien, intervient le médecin. Revivre une journée de la sorte, chargée d’émotions positives, vous permettra de quitter notre monde avec cela à l’esprit. Vous apparaitrez dans la Stase environ une heure avant le point de convergence indiqué dans votre dossier. Dans notre cas, le premier regard porté à Madame ici présente, vers treize heures douze. La simulation durera jusqu’à votre premier endormissement dans la Stase. Vous ne pourrez que revivre la journée, rien de plus. Pas interagir, ce n’est pas compris dans l’offre à laquelle vous avez souscrite. Vous revivrez vos émotions, vos sensations, en gardant votre esprit actuel. Cela peut créer une légère dissociation cognitive, mais ça n’a jamais été un problème, pour aucun patient. Ensuite, comme pour tout le monde, c’en sera malheureusement fini – sanglots de Marie – mais, mais… Mais je peux vous garantir que c’est comme aller au lit. Sans douleurs, simplement les émotions positives. Vous avez bien fait de vous offrir ce service, Monsieur Dufleur. »
La Stase, mise au point à la fin des années 2060, offre à Pierre l’entre-deux parfait. Elle lui autorise à mourir dans les bras de Marie. Cette nuit-là, la première d’une série en cours, chargée d’autant de plaisir que d’espoir, il avait eu pour la première fois les yeux tournés vers l’avenir, avec elle.
« Veuillez me suivre. »
L’appareil ne ressemble à rien d’autre qu’un immense cercueil rotatif, d’un blanc nacré qui lui donne des airs de sépulture de qualité supérieure. Pour entrer en Stase, Pierre est désormais à point : on lui avait dit qu’il fallait se trouver au bord de la mort, le plus près possible, pour cela.
Alors qu’ils pensaient ne jamais avoir à présenter leurs adieux, Pierre embrasse Marie et Marie enlace Pierre. Cependant que la mort cogne à la porte, grogne, menace, le médecin pousse le brancard dans la Stase.
Dans un dernier regard lancé depuis le monde extérieur, le vrai, Marie dessine un je t’aime sur ses lèvres avant que la porte ne se referme sur une vie de labeur, de souffrances et d’amour.
***
Les premières inspirations sont cahoteuses. Pierre vient au monde une seconde fois. L’air se fraie un chemin vers ses poumons, étroits, et ses yeux s’ouvrent sur un ciel azur. Aucun nuage ne trouble le voile bleu qui s’écrase sur les champs de blés. Le ronronnement du moteur, irrégulier, épouse les malformations du bitume. Autour de lui, dans ce bus de campagne, il ne croise aucun regard, à peine distingue-t-il la forme d’une mère et son enfant, au premier rang, près du conducteur.
Une espèce de joyeuse naïveté anime son corps et l’esprit qu’il occupait alors. Comme promis par le docteur, sentir les émotions d’un corps d’antan n’a rien d’aisé. Surtout quand elles se manifestent à égale intensité que les siennes, les vraies, dans son état réel. Un parfum de liberté l’enveloppe. L’odeur des sièges en cuir. Les rayons du soleil sur sa nuque. Tout est parfait.
A l’exception près que, pour sûr, jamais Pierre n’a mis les pieds dans ce bus.
A vrai dire, il lui faut quelques secondes seulement pour réaliser qu’il n’est pas au bon endroit, et selon toute probabilité pas au bon moment. Un coup d’œil à sa montre, élégante mais inconnue, l’informe qu’il est presque deux heures de l’après-midi.
Il prend quelques temps pour observer son accoutrement, parfaitement nouveau. Ses souliers en osiers sont du plus bel effet, et son pantalon en jeans bleu, pas en reste, colle à sa peau. Très vite, cette peau d’un blanc légèrement hâlé attire son attention. Ces mains calleuses, ses bras épais, ne lui ont jamais appartenu. Pierre navigue entre consternation et curiosité morbide. De qui habite t-il le corps et les souvenirs ?
Il lui semble désormais que le bus fend les champs à toute allure, et, en vérifiant fréquemment l’heure à son poignet, le temps lui paraît s’écouler sans logique. La dissociation entre son ressenti véritable, et celui propulsé dans son cerveau par la Stase, s’amplifie.
Sans qu’il ne puisse rien y faire, il s’observe descendre au premier arrêt. En passant devant le large rétroviseur, il devine un jeune homme au visage élancé, dont les joues rouges ne sont gênées que par quelques longues mèches blondes.
Pierre réalise qu’il ne rencontrera plus jamais Marie. L’idée l’emplit de désespoir alors qu’il se dirige vers le centre du village de Marne-en-France, comme le suggère le panneau qu’il vient de dépasser. Marne-en-France. N’est-ce pas un de ces endroits perdus où, pendant le conflit russe… Ah, Pierre ne saurait s’en souvenir.
Il approche une grande maison au toit de chaume, dont il jurerait qu’elle appartient au siècle passé.
« Eh là ! Faites gaffe jeune homme. Les Bleus rôde par-là ! Z’ont pas l’air à rigoler ! »
Pierre sent son cœur enfler jusqu’à serrer sa poitrine, prête à exploser. Son corps emprunté à un autre, avec vigueur et appréhension, vole désormais vers la maison au toit de chaume.
Le voilà qui tambourine à la porte en bois, qui intime qu’on lui ouvre, la voix émanant de ses entrailles indiquant que l’appréhension a mué en panique. Ses jambes menacent de céder sous le poids du monde, et son estomac se serre, aspirant chacun de ses organes vers le centre de son corps, vers le vide. Il sait. Ils l’ont trouvée.
« EMMA ! ».
En route pour briser la fenêtre de la cuisine, à l’arrière, Pierre est stoppé net par le hurlement d’un revolver, à l’intérieur de la maison, sa maison. Un coup. Un deuxième coup. Net. Le râle chaud qu’il laisse échapper étouffe sa voix.
Ils l’ont trouvée.
Pierre, l’estomac retourné, se rappelle Marne-en-France.
La porte en bois s’ouvre de l’intérieur. Le silence y règne. Deux soldats Français en sortent et, le voyant sur leur gauche, le tiennent en joue.
Pierre se souvient. Il se souvient de Marne-en-France. Il se souvient d’Emma. Il se souvient comme ce fut simple de lui ôter la vie.
Face à lui-même, il ne sait que dire, dans un corps comme dans l’autre. Celui qui lui appartient, à ce moment de sa vie si jeune et déjà marqué par la guerre, menace celui qu’il emprunte dans la Stase.
« Pas un geste !
Son compère d’intervenir :
— Pierrot, la cible c’était elle, laisse. T’es con ou quoi ?
— Celui-là c’est son mari. Pas un geste ! Chaque trait de ce visage, son visage, brille d’une teinte de haine.
— Et son mari on y touche pas, la ferme maintenant. »
Après quelque hésitation, Pierre voit son double renoncer, et partir en gardant son arme relevée. En quelques secondes, les assassins sont partis. Pierre est parti. Il ne reste que le néant.
C’est une affaire étrange de voir dans ses propres yeux le regret de n’avoir pas tué.
A l’intérieur, Emma l’attend. Il croit percevoir un sourire éclore au milieu de ses cheveux en bataille. Elle n’a pas changé. Ainsi elle git, apaisée. Le sang qui imbibe son chemisier blanc n’obère en rien sa beauté. Pierre ne parvient pas à pleurer. Il ne parvient pas à grand-chose. Il est un amas de chair flétrie. Un corps sans cœur. Un corps sans elle.
C’est une affaire étrange que de sentir la douleur de perdre une femme qu’on aime sans la connaître.
***
S’écoulent de longues secondes avant que Pierre n’ouvre les yeux, de retour dans la salle de mise en Stase. Ne sachant plus situer sa vie de sa mort, il relève son buste, assez pour apercevoir une large silhouette, assise auprès de lui. Sur le bord de son lit, sont appuyées des mains calleuses. Des bras épais.
« Monsieur Dufleur. Boris, enchanté. Tenez, buvez. » La silhouette lui tend un gobelet. Pierre peine à le saisir. Il n’est pas plus à l’aise avec ses idées, qui traversent son esprit à toute allure, toutes dans une direction différente.
« Que… Où suis-je ?
— De retour à l’hôpital, Monsieur Dufleur. Enfin, vous ne l’avez jamais quitté.
— Où est Marie ?
— Partie. Elle vous sait morte.
— Mais…
— Je sais bien. Vous l’êtes un peu tout de même. Presque.
— Qui êtes-vous ?
— Qu’avez-vous ressenti dans la Stase, Monsieur Dufleur ? Puis-je vous appeler Pierre ?
— Monsieur Dufleur.
— Allons donc… Tant de politesse. Mais soit. Qu’avez-vous ressenti dans la Stase, Monsieur Dufleur ?
— Pourquoi cette question ? Vous êtes qui ?
— Je vois. Boris se lève, et arbore désormais un air sévère. Je vous demande ce que vous avez ressenti. Vous avez ressenti quelque chose, n’est-ce pas ? J’aimerais que vous me le décriviez.
Ses paupières lourdes trahissent l’immense fatigue de Pierre, gazeux, mais ne disent rien son vil pressentiment.
— Qui vous a fait rentrer ?
— Je dirige cet établissement, Pierre.
— Monsieur Dufleur.
— Je vais être plus précis. Vous rentrez dans cette maison. Vous débusquez Madame Lanvers dans sa cuisine. Vous la plaquez au sol. La menacez. L’attachez à une chaise. La tuez à bout portant. Vous ressentez quoi ?
— Le sentiment du devoir accompli.
— Bien. Devoir accompli. Je comprends. Oui, je comprends. »
Boris demeure silencieux. La tempête gronde sous son crâne. Pierre ne sait dire si la tristesse ou la colère l’emporte chez son vis-à-vis. Il n’a jamais ressenti une telle vulnérabilité.
Il ne fait aucun doute que ce visage aperçu dans le rétroviseur, un peu plus tôt, il l’a désormais en face de lui. Combien de temps avait-il vécu dans ce corps qui désormais le dominait, au bord de son lit ?
— Dès votre arrivée dans notre hôpital, j’ai reconnu votre visage. Je n’ai pas su tout de suite comment réagir. Vous laisser crever ? Ça m’a traversé l’esprit, naturellement. J’ai préféré étudier votre dossier. Eplucher votre mémoire consciente. C’est un beau dossier que vous avez là. Une mémoire en bien bel état. Je n’ai pas mis longtemps à retrouver le jour…
La voix de Boris s’étrangle.
— Ce jour-là.
Pierre s’éclaircit la voix.
— Cher Monsieur, j’ai compris. J’ai compris, ne vous en faites pas. Je devais le faire. Je n’avais pas le choix. J’ai ressenti ce que vous avez ressenti, et j’ai compris. Seulement vous devez vous figurer que je n’avais pas le choix. C’était cela, ou la cour martiale. Votre amante – votre femme ? – était un poison pour l’armée Française. Tous les messages vers la Russie passaient par elle. Elle était sous le coup de la haute trahison. Et moi, petit gars de la Bleue, je l’aurais épargnée ? Allons donc… Je vous présente mes excuses.
— Oh, mais bien sûr. Elles sont naturellement refusées. Boris demeurait glacial. Je ne voulais pas seulement que vous le viviez de mon point de vue. Je voudrais que vous le corrigiez.
Boris est alors proche de Pierre, et une lumière nouvelle brille dans son regard.
— Nous allons synchroniser nos Stases, Pierre. Revivons cette journée. Refaites là tout pareil, mais au lieu d’abattre Emma, abattez votre binôme. Et vivons le reste de nos jours dans la Stase, avec cette nouvelle réalité. C’est le seul moyen pour moi d’être heureux. Je serai dans ma peau, vous dans la vôtre. Il est quasiment impossible de revenir en arrière. Le cerveau n’est pas programmé pour revenir plus d’une fois de la Stase. Autrement dit, c’est définitif.
— Mais… Vous savez que je finirai en prison. Et de toute manière, je croyais que je ne pouvais pas interagir avec mon environnement.
— Le grand public ne peut pas, en effet. La puissance de calcul requise par la recréation d’un souvenir est hors norme. Alors en infléchissant le cours des événements, il faut des capacités hors du commun. Surtout en synchronisation de deux états de stase. L’état actuel de nos capacités plaide pour que seules quelques personnes aient ce luxe. Vous voyez, je vous fais une faveur. Et pour le reste de vos jours, vous viendrez avec nous. Je ferai affréter un hélicoptère dès notre réveil dans la Stase.
— Comment ça ?
—Vous verrez, Moscou, c’est superbe. »
***
L’air qui pénètre ses poumons lui semble chargé de mille morceaux de verre brisé. Il ne sait comment il a pu s’endormir. Le chemin est cahoteux. La voiture blindée n’est pas grande. Deux places. Lui, sur le siège passager. Jerôme, son chef de section, serre le volant.
« Bah alors, on n’a pas dormi cette nuit ? Prépare-toi, on arrive à Marne-en-France. On va pouvoir la coffrer. »
Pierre n’aime guère l’idée de vivre à nouveau la scène. Encore moins celle d’avoir à changer le destin de tout ce beau monde pour toujours, à commencer par le sien.
Le panneau qui indique l’entrée dans le village dépassé, Jerôme gare la voiture en face de la première boulangerie. Les villageois sont intrigués, et apeurés par leur présence. Quelques La Bleue ! escortent leur marche vers la maison d’Emma.
« Ton flingue. Putain, reste concentré, lui assène Jérôme. Avec une mission comme ça tu vas monter en grade, mon petit. Reste concentré. Allez, on y va vite fait, bien fait. »
Pierre acquiesce et suit le pas hâtif de son chef de section. Très vite, ils se trouvent en face d’un joli toit de chaume. Jerôme s’avance vers la porte d’entrée, et y martèle trois grands coups, le poing fermé.
« Qui est là ?
— La Bleue, ma bonne dame. Ouvrez. Il faut qu’on cause. »
A cet instant, Pierre et Jérôme n’entendent rien d’autre que des pas précipités qui s’éloignent de la porte. Pierre, sans signal de Jerôme, écrase son pied contre la porte et pénètre dans la maison, arme en avant. Jérôme, fier de son disciple, le suit avec entrain. « C’est bon, ça, Pierrot ». Le silence règne. Pierre craint qu’Emma ne soit armée. Il balaye l’intérieur avec son arme. Il maîtrise sa respiration pour éviter les tremblements au bout de ses doigts. La maison est vide. Des escaliers partent sur la gauche, que Jerôme emprunte. Pierre demeure au rez-de-chaussée. Rien dans les toilettes. Ni dans la première chambre. Il poursuit sa chasse vers le salon. Il tient les alentours en joue, la menace pouvant provenir de chaque recoin.
Après quelques secondes sans bouger, il avance vers la cuisine, et est surpris par un violent coup de feu qui s’écrase sur le lustre au-dessus de sa tête. Sans attendre, il fait valoir sa réplique et atteint sa cible à la jambe. D’un cri de douleur, Emma, suante et désormais blessée, s’écroule. Elle lâche son revolver, et tient de ses deux mains tremblantes sa jambe meurtrie. Pierre entend les pas sourds de Jerôme dans l’escalier, averti par les coups. « La bute pas ! On va la faire cracher ! » s’entend-il crier. Il s’avance vers Emma, la traîne par les cheveux sur une chaise du salon, et lui assène un coup de poing au visage qui le libère à peine d’une rage bouillonnante. Emma gémit. Elle ne dit mot. Elle ne peut pas. Pierre ôte sa ceinture et lui serre le haut de la cuisse pour limiter les pertes de sang.
« Qu’est… ce que vous voulez ? gémit Emma, à bout de souffle. Jérôme arbore un sourire narquois.
— T’as décidé de te foutre de notre gueule ? »
Soudain, Pierre est rattrapé par la réalité. C’est maintenant. Boris va arriver. Il se souvient que c’est à l’instant de ses coups de feu dans la poitrine d’Emma qu’il sera là. Or il se sait proche de la tuer. Elle ne parlera pas. Après tout, Pierre pensa qu’il avait vécu une belle vie. Il ne peut s’empêcher d’imaginer ce que serait une nouvelle vie, sans Marie. Sans l’armée, non plus. Peut-être vivrait-il plus en paix sans les horreurs qu’il commettrait après la première du genre, dans une poignée de secondes ? Peut-être que, dans cette réalité alternative, il se débrouillerait pour recroiser le chemin de Marie… Pierre prend conscience qu’il peut rendre à Boris la vie qu’il a vécue à sa place.
« T’as pas l’air bien mon chou ? assène Emma, voyant la confusion de Pierre.
— Hein ? Ferme-la Emma, rétorque Pierre.
— Emma ? Quoi Emma ? s’exclame Jérôme. »
Sans que Pierre n’ait le temps d’expliquer à son chef de section cette familiarité nouvelle avec la jeune femme, voilà que le sourd bruit des hélices d’un hélicoptère interrompt les débats. Boris aura trouvé le moyen d’affréter l’hélicoptère qu’il avait promis. La surprise se lit sur le visage d’Emma autant que sur celui de Jérôme, mais ce dernier prend rarement le temps de réfléchir. Une lueur de haine lui traverse le regard. Le voilà sur le point d’ôter la vie d’Emma.
De deux coups secs dans la poitrine de son chef de section, Pierre l’en empêche.
« EMMA ! »
Deux secondes plus tard, les longues mèches blondes de Boris recouvrent le visage d’Emma. Leur étreinte est furtive. Une pulsion de vie s’en dégage.
L’hélicoptère vrombit et presse Pierre, Boris et Emma de partir aussi vite et loin que possible.
Les champs qui entourent Marne-en-France se font plus petits chaque seconde. Les véhicules de la Bleue accourent vers la maison au toit de chaume, avant que les nuages les recouvrent.
***
Les rives de la Moskova lui paraissent chaque jour plus étroites. Ecrasées par les immenses allées d’une ville qui crie votre insignifiance face à l’absolu du collectif. Chaque jour, la marche qui l’amène à l’Université d’Etat le plonge dans une vague mélancolie. Mais aujourd’hui, une énergie nouvelle irrigue ses veines. Il s’en va rejoindre Boris.
« Alors Pierre, on s’y fait toujours pas, hein ? lance Boris en jetant un regard défait par la fenêtre.
— Ah, non. Mais bon, Paris c’est pas les tropiques non plus. Boris étouffe un rire. Tu es prêt ?
— Plutôt. Quand on l’a déjà fait… »
« Monsieur Boris Yavline ? » Pierre et Boris se retournent, comprenant que l’heure est venue.
L’amphithéâtre est plein. Toutes les têtes pensantes de l’Union sont là. L’atmosphère s’électrise.
Dans un russe que Pierre comprend désormais, Boris fait taire les applaudissements qui accompagnent son arrivée sur scène. « Merci. Merci à tous d’être présents. Il s’éclaircit la voix. La mort…. La mort ! Voilà la seule certitude qui unit tous les cœurs présents dans cette pièce. La mort… Non, je ne vous propose pas d’y échapper. Je ne le peux pas. Seul Dieu en détient le pouvoir. Je ne prétends pas pouvoir m’en approcher, même pas un peu. Mais je vous propose d’ouvrir votre esprit à la possibilité de financer la mise sur le marché du prototype révolutionnaire que je porte, ici, à l’Université d’Etat. Je vous propose d’ouvrir votre esprit à la Stase. » Pierre écoute d’une oreille. Il a la tête ailleurs. A Marie, à Paris. Le sourire au coin des lèvres, il se dit que ce n’est pas si long, une vie à attendre.
